Tigrane II le Grand (vers 140-55 av. jc)
Roi d’Arménie de 95 à 55 av. jc
Après la défaite des Arméniens face au roi parthe Mithridate II, en 105 av jc, il est retenu en otage à la cour de celui-ci. Il y restera jusqu’à la mort du roi d’Arménie, en 95. Il rachète alors sa liberté en cédant « soixante-dix vallées » en Atropatène [1] aux Parthes [2].
Lorsqu’il prend le pouvoir, avec l’aide et sous vassalité parthe, la base de la puissance arménienne à venir est déjà en place, grâce aux actions des premiers rois artaxiades [3]. Cependant, les montagnes arméniennes forment des barrières naturelles entre les différentes régions du pays, augmentant l’influence des nakharark [4] locaux. Cette situation ne convient pas à Tigrane, à la volonté plus centralisatrice. Il se lance alors dans une œuvre de consolidation du pouvoir royal en Arménie même. Il dépose également Artanès, souverain du royaume arménien de Sophène [5].
Sous son règne, l’Arménie connaît son expansion maximale et devient pendant quelques années l’État le plus puissant de l’Orient romain. Très tôt, Tigrane tisse des liens avec Mithridate VI, roi du Pont. Ces liens se concrétisent par un premier accord portant sur l’invasion de la Cappadoce [6]. L’invasion a lieu en 93, celle-ci revenant à Mithridate et Tigrane obtenant butin et prisonniers. Mais la Cappadoce est reprise un an plus tard par Sylla qui impose la restauration du roi client Ariobarzane 1er. L’accord est consolidé par le mariage de Tigrane avec Cléopâtre, fille de Mithridate VI, roi du Pont. Il est impliqué dans les guerres de son époque, contre les Parthes, les Séleucides [7] et les Romains.
Durant la première guerre mithridatique de 89 à 85 [8], il soutient Mithridate mais prend bien garde de ne pas s’impliquer directement dans le conflit. Après avoir consolidé son pouvoir, il s’allie à nouveau au souverain pontique.
Les deux souverains s’accordent sur leur zone d’influence respective : l’Orient à Tigrane et l’Anatolie [9], voire des terres européennes, à Mithridate. Le but de ce dernier est en effet de créer un État hellénistique fort afin de remettre en cause l’hégémonie romaine. Cette première tentative, au départ fructueuse, se révèle être un échec.
Après la mort de Mithridate II de Parthie, en 88, Tigrane tire avantage de la faiblesse de l’empire parthe, à la suite d’incursions scythes [10] et de divisions internes. Jusqu’en 85, rejetant la vassalité de l’Arménie, il récupère les soixante-dix vallées de sa liberté, pille le pays parthe, impose sa suzeraineté sur l’Atropatène, l’Adiabène [11], la Gordyène [12], l’Osroène [13] et une partie de la haute Mésopotamie, et prend le titre de « roi des rois », réservé aux souverains parthes. À la même époque, il soumet l’Ibérie [14] et l’Albanie du Caucase [15].
En 83, après une lutte sanglante entre Séleucides pour le trône de Syrie [16], les cités grecques de Syrie décident de faire de Tigrane le protecteur du royaume et lui offrent la couronne. Il conquiert donc ce pays, non sans mal, ainsi que la Phénicie et la Cilicie [17], et met ainsi fin à l’empire séleucide, bien que certaines cités isolées semblent avoir reconnu comme souverain légitime Séleucos VII, un enfant. Il soumet également au passage le royaume de Commagène [18]. Ces conquêtes syriennes vont influencer le paganisme arménien, avec notamment l’introduction du culte de Baal.
À la suite de ces conquêtes, le territoire contrôlé par Tigrane va du Caucase [19] et des Alpes pontiques jusqu’au nord de l’Irak et s’étend en Syrie, jusqu’à Ptolemaïs, et de la mer Caspienne à la mer Méditerranée.
Afin de renforcer l’homogénéité et la centralisation de cet empire disparate, Tigrane va toutefois encourager le processus d’hellénisation déjà en cours en Arménie. Des transferts de population des cités grecques de Syrie sont effectués, en particulier au profit de Tigranakert, sa nouvelle capitale fondée vers 78. Le grec devient la langue de l’administration et de la cour, où sont invités des lettrés grecs. On retrouve parmi ceux-ci Métrodore de Scepsis, qui rédigera une Histoire de Tigrane. Il fut le premier souverain arménien à frapper monnaie. L’armée n’échappe pas au mouvement d’hellénisation, à côté des archers et des frondeurs, des hoplites font leur apparition au sein de l’infanterie, la cavalerie légère se voit complétée d’une cavalerie lourde de cataphractaires. Cette armée composée de soldats d’origines variées ne survit toutefois pas à la mort de Tigrane.
Tigrane, repu de conquêtes, aspire à la paix et voit d’un mauvais œil la reprise du conflit entre Rome et Mithridate VI à l’initiative de ce dernier en 74. Cependant après les victoires de Lucullus contre Mithridate, celui-ci se réfugie chez Tigrane qui refuse de le livrer aux Romains. Ceux-ci envahissent ses états, et Lucullus s’empare de sa toute neuve capitale, Tigranocerte le 6 octobre 69, à la suite de la trahison de certains gardes. Tigrane envoie alors 6 000 cavaliers chargés de sauver ses épouses et ses biens
Le fils de Tigrane, se rebelle alors contre son père, probablement à l’instigation de son grand-père maternel, Mithridate, et de sa mère, Cléopâtre. Cette rébellion échoue, et Tigrane le Jeune se réfugie à la cour du roi parthe Phraatès III, dont il deviendra le gendre. Armé par le souverain parthe, il lance une expédition en Arménie mais est aisément défait par son père et se réfugie auprès de Pompée. Tigrane a alors récupéré une bonne portion de son territoire.
En 66, Pompée entre en Arménie avec Tigrane le Jeune. Tigrane, alors âgé d’environ 75 ans, se rend, dépose son diadème aux pieds de Pompée et se prosterne devant lui.
Cédant la Cappadoce et la Sophène dont Tigrane le jeune devient roi, il rachète les restes de son royaume pour 6 000 talents d’argent.
Son fils est envoyé à Rome comme prisonnier. Désormais allié de Rome, il continue de régner sur l’Arménie jusqu’à sa mort en 55. Son fils Artavazde II lui succède.
Notes
[1] L’Atropatène correspond au nord de la satrapie de Médie de l’ancien empire perse, aujourd’hui l’Azerbaïdjan iranien. Située dans la Médie septentrionale, la région reçoit son nom d’Atropatès, dynaste achéménide rallié à Alexandre le Grand, qui s’y rend indépendant, Peithon recouvrant le reste de la satrapie de Médie. Elle a pour ville principale Gaxeca (Taures).
[2] La Parthie est une région historique située au nord-est du plateau iranien, ancienne satrapie de l’empire des Achéménides et berceau de l’Empire parthe qui domine le plateau iranien et par intermittence la Mésopotamie entre 190 av. jc. et 224 ap. jc. Les frontières de la Parthie sont la chaîne montagneuse du Kopet-Dag au nord (aujourd’hui la frontière entre Iran et Turkménistan) et le désert du Dasht-e Kavir au sud. À l’ouest se trouve la Médie, au nord-ouest l’Hyrcanie, au nord-est la Margiane et au sud-est l’Arie. Cette région est fertile et bien irriguée pendant l’antiquité, et compte aussi de grandes forêts à cette époque.
[3] Les Artaxiades ou Artašesian sont des rois d’Arménie qui ont régné sur ce royaume d’environ 189 av. jc à environ 12 après jc. Sous cette dynastie, le pays subit deux influences majeures : une influence perse, qui poursuit son action, et une influence hellénistique croissante ; il s’ouvre en outre au commerce international. Sous l’un des rois artaxiades, Tigrane II, l’Arménie va connaître son expansion maximale, avant de devenir un enjeu, sous ses successeurs, entre Parthes et Romains. À la fin de cette dynastie, au début de l’ère chrétienne, le royaume est au bord de l’anarchie et sera pendant plusieurs décennies gouverné par des souverains étrangers, avant de connaître l’avènement d’une nouvelle dynastie, la dynastie arsacide.
[4] Le nakharar est un satrape héréditaire en Arménie. Ce titre est de premier ordre au sein de la noblesse arménienne antique et médiévale. Durant cette période, l’Arménie est divisée en larges domaines, propriétés d’une famille noble et gouvernés par l’un de ses membres, auquel les titres nahapet (chef de famille) ou tanuter (maître de maison) sont donnés. Les autres membres d’une famille de nakharar gouvernent à leur tour des portions plus petites du domaine familial. Les ’nakharark’ jouissant d’une grande autorité sont reconnus comme ishkhans (princes). Ce système a souvent été qualifié de féodal pour des raisons pratiques ; cependant, il est différent du système féodal qui apparaît ultérieurement en Europe occidentale. Le domaine dans son entièreté est en fait gouverné par une seule personne mais est toutefois considéré comme étant la propriété de l’ensemble de sa famille élargie, de telle sorte que, si le dirigeant vient à mourir sans laisser d’héritier, un membre d’une autre branche de la famille lui succède. En outre, l’aliénation d’une partie du domaine familial n’est permise qu’en faveur d’un autre membre de la famille ou avec l’autorisation de la famille. Ceci peut également expliquer pourquoi les familles de l’Arménie médiévale sont normalement endogamiques, afin de ne pas disperser des parties du domaine, comme cela aurait été le cas si elles avaient dû en céder des parties en dot1. Cette structure subsiste inchangée pendant de nombreux siècles jusqu’aux invasions mongoles au 13ème siècle.
[5] La Sophène est un ancien royaume arménien situé dans le sud-est de l’actuelle Turquie. L’annexion de la Sophène en 90 av. jc marque le début de la première vague d’expansion de l’Arménie de Tigrane II. Néanmoins, son alliance avec Mithridate VI du Pont, ses démêlés avec les Romains et les intrigues de son fils Tigrane le Jeune finissent par lui coûter. Face à la pression de Pompée et de ses légions, Tigrane II cède la Sophène à son fils en 66 av.jc. Ce dernier s’y maintient à peine une année. En 54, Néron détache la Sophène de l’Arménie et fait de Sohaemus d’Émèse son roi, jusqu’après 60 (probablement jusqu’au traité de Rhandeia en 63), lorsqu’elle retourne à l’Arménie.
[6] La Cappadoce est une région historique d’Asie Mineure située dans l’actuelle Turquie. Elle se situe à l’est de la Turquie centrale, autour de la ville de Nevşehir. La notion de « Cappadoce » est à la fois historique et géographique. Les contours en sont donc flous et varient considérablement selon les époques et les points de vue.
[7] Les Séleucides sont une dynastie hellénistique issue de Séleucos 1er, l’un des diadoques d’Alexandre le Grand, qui a constitué un empire formé de la majeure partie des territoires orientaux conquis par Alexandre, allant de l’Anatolie à l’Indus. Le cœur politique du royaume se situe en Syrie, d’où l’appellation courante de « rois de Syrie ». Les Séleucides règnent jusqu’au 2ème siècle av. jc sur la Babylonie et la Mésopotamie dans la continuité des Perses achéménides.
[8] La première guerre mithridatique (88 ou 89 av. jc à 85 av. jc) est un conflit entre la République romaine et le Royaume du Pont dirigé par Mithridate VI, dont l’enjeu est le contrôle de l’Asie mineure. La guerre se termine par la victoire des légions romaines, pourtant inférieures en nombre, menées par Sylla.
[9] L’Anatolie ou Asie Mineure est la péninsule située à l’extrémité occidentale de l’Asie. Dans le sens géographique strict, elle regroupe les terres situées à l’ouest d’une ligne Çoruh-Oronte, entre la Méditerranée, la mer de Marmara et la mer Noire, mais aujourd’hui elle désigne couramment toute la partie asiatique de la Turquie
[10] Les Scythes sont un ensemble de peuples nomades, d’origine indo-européenne, ayant vécu entre le 7ème siècle et le 3ème siècle av. jc dans les steppes eurasiennes, une vaste zone allant de l’Ukraine à l’Altaï, en passant par le Kazakhstan. Les Perses désignaient ces peuples par le nom de Saka, francisé en Saces. Les sources assyriennes mentionnent les Saces dès 640 avant l’ère chrétienne.
[11] L’Adiabène est une région de l’Assyrie en Mésopotamie située entre le Grand Zab et le Petit Zab, deux affluents du Tigre. Elle est située autour de la ville d’Arbèles (proche de l’actuelle Erbil en Irak). L’Adiabène est aussi le nom d’une satrapie de l’Empire perse, qui devint un royaume après sa conquête par l’Empire parthe. Le plus souvent le royaume d’Adiabène était vassal de l’Empire parthe, mais il a aussi parfois été vassal de l’Arménie. Située aux lisières de trois puissances (l’Empire romain, l’Empire parthe, l’Arménie), l’Adiabène a souvent su jouer sur ces trois grands « protecteurs » pour se ménager le plus grand espace d’indépendance. Au premier siècle, le royaume d’Adiabène s’est peu à peu étendu vers l’ouest en empiétant surtout sur l’Arménie et l’Osroène, jusqu’aux villes de Carrhes et d’Édesse. À cette époque, il a peut-être aussi contrôlé Hatra1 (région au nord de l’Irak, près de Mossoul). L’Adiabène est surtout connue à partir des années 30, lorsque ses souverains (dynastie Monobaze) se convertissent au judaïsme, allant même jusqu’à participer à la révolte juive en Judée contre l’Empire romain en 66–70. Par la suite, l’Adiabène subit plusieurs invasions romaines, notamment sous Trajan (116-117), puis à la fin du 2ème siècle (Septime Sévère). Au début du 3ème siècle est créée la province romaine d’Assyrie, marquant la fin de l’Adiabène. Elle est finalement perdue pour Rome en 363, sous le règne de l’empereur Jovien, au profit de la dynastie perse des Sassanides.
[12] La Gordyène, Gorduène, Corduène, Cordyène, Cardyène, Carduène, Korduène, Gordiane, Kordchayk est une ancienne région du nord de la Mésopotamie située dans l’est de l’actuelle Turquie (province de Şırnak).
[13] L’Osroène est une région du sud-est de l’Asie Mineure (nord-ouest de la Mésopotamie), bornée au nord par les Monts Taurus, au sud et à l’est par le Chaboras (rivière Khabur), à l’ouest par l’Euphrate, et qui eut pour capitale Édesse. L’Osroène a acquis son indépendance à la suite de l’effondrement de l’Empire séleucide. Elle fut de 132 av. jc à 216 apr. jc un petit royaume indépendant, dont les souverains portaient le plus souvent le nom d’Abgar ou de Manu. Il servit de tampon entre l’Empire romain et celui des Parthes. La région fut conquise par l’empereur romain Trajan. Sous Hadrien elle retrouve une certaine autonomie, mais est à partir de ce moment un royaume client de l’Empire romain. En 163, elle s’allie avec l’Empire parthe contre les Romains. Elle devient une province romaine en 216.
[14] L’Ibérie, aussi connue sous le nom d’Ivérie, est le nom donné par les Grecs et les Romains à l’ancien royaume de Karthlie et correspondant approximativement aux parties méridionale et orientale de l’actuelle République de Géorgie. Les Ibères du Caucase forment une base pour le futur État géorgien et, en même temps que les Colches de Colchide, le noyau de la population géorgienne actuelle. La région n’était, jadis, habitée que par quelques tribus qui faisaient partie du peuple appelé « Ibères ».
[15] L’Aghbanie ou Aghouanie ou Albanie du Caucase est un royaume antique couvrant le territoire actuel de la république d’Azerbaïdjan et le sud du Daguestan.
[16] La Syrie fut occupée successivement par les Cananéens, les Phéniciens, les Hébreux, les Araméens, les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, les Grecs, les Arméniens, les Romains, les Nabatéens, les Byzantins, les Arabes, et partiellement par les Croisés, par les Turcs Ottomans et enfin par les Français à qui la SDN confia un protectorat provisoire pour mettre en place, ainsi qu’au Liban, les conditions d’une future indépendance politique.
[17] La Cilicie est une région historique d’Anatolie méridionale et une ancienne province romaine située aujourd’hui en Turquie. Elle était bordée au nord par la Cappadoce et la Lycaonie, à l’ouest par la Pisidie et la Pamphylie, au sud par la mer Méditerranée et au sud-est par la Syrie. Elle correspond approximativement aujourd’hui à la province turque d’Adana, une région comprise entre les monts Taurus, les monts Amanos et la Méditerranée.
[18] La Commagène, était un royaume situé au centre sud de l’actuelle Turquie, avec comme capitale Samosate près de la ville moderne d’Adıyaman, au bord de l’Euphrate. Aujourd’hui la Commagène est célèbre pour son sanctuaire situé sur le mont Nemrod (Nemrut Dağı).
[19] Le Caucase est une région d’Eurasie constituée de montagnes qui s’allongent sur 1 200 km, allant du détroit de Kertch (mer Noire) à la péninsule d’Apchéron (mer Caspienne). Le point culminant du Caucase est l’Elbrouz à 5 642 m d’altitude. La géographie européenne considère traditionnellement le Caucase comme marquant la séparation entre l’Europe (au nord) et l’Asie (au sud), mais la géographie géorgienne et arménienne le considère comme entièrement européen et place la limite de l’Europe sur l’Araxe et la frontière turque. Dans un cas comme dans l’autre, il est considéré comme le massif montagneux le plus élevé d’Europe, ses plus hauts sommets étant sur ou au nord de la ligne de partage des eaux principale du Grand Caucase.