L’écriture - Histoire de quelques signes devenus vitaux
Certaines sociétés se sont développées en s’appuyant sur un système primitif de communication (les signaux de fumée par exemple), mais d’autres ont cherché à maîtriser au mieux l’échange des informations. En faisant confiance à quelques traits tracés à la hâte, elles sont entrées dans une nouvelle dimension à l’histoire riche et mouvementée : celle de l’écriture.
Le problème se complique lorsque la communication ne peut être directe ou que l’on veut conserver ce message. Est-ce dans ce but que les artistes préhistoriques ont orné leurs grottes de scènes de chasses et de cavalcades ? Il est certain que l’intention était bien de transmettre une information, comme semblent tenter de le faire ces empreintes de mains, pour certaines avec les doigts mutilés ou simplement repliés, comme dans la grotte Chauvet [1], peinte il y a 35.000 ans. Il s’agirait ici d’un système de code, souvent associé à des séries de points, qui montre la volonté de partager une information, avec d’autres hommes ou avec des divinités.
Si la dimension religieuse, a toujours été liée à l’écriture, ce n’est pas elle qui a poussé nos ancêtres à s’approprier le langage écrit. Il fallait plus prosaïquement connaître le nombre de sacs de grains disponibles !
Les marchands mésopotamiens [2] ont d’abord employé des cailloux [3] pour faire leurs comptes, puis, à Uruk ou Ourouk [4], il y a près de 6000 ans, ils les ont remplacés par des boules en terre cuite.
Couvertes d’encoches plus ou moins importantes, ces boules devenues trop réductrices sont enfin remplacées par des tablettes servant d’aide-mémoire.
Des signes sur une tablette d’argile
Ourouk, l’une des cités de la région de Sumer [5], au sud de la Mésopotamie, est à l’origine de la première écriture de l’histoire humaine.
Argile en Mésopotamie, papyrus en Égypte, bambou en Chine : les hommes ont emprunté à leur environnement le matériau de leur écriture. S’ils sont parfois contraints d’utiliser ce qu’ils trouvent à leur portée. Un caillou à Thèbes [6], un tesson de poterie, c’est l’usage qui dicte le choix du support.
Dans la pierre, nos ancêtres ont gravé, pour l’éternité, leurs codes administratifs et religieux. Les tablettes de bois ont été employées depuis le 3ème millénaire avant notre ère jusqu’à aujourd’hui, où on les retrouve dans les kouttab [7]. Quant aux matières précieuses, elles sont réservées aux dieux et aux princes.
Bien avant qu’apparaisse, il y a 35 siècles environ, chez les Phéniciens [8], le premier alphabet, seules quelques rares civilisations, particulièrement abouties, avaient su mettre en place un système codifié permettant aux hommes, non seulement de communiquer autrement que par la parole, mais aussi de consigner, de transmettre, de diffuser.
Quand l’écriture devient art
Écrire, c’est d’abord dessiner, créer des formes et si possible, des formes élégantes. C’est le cas dans pratiquement toutes les civilisations ayant développé l’écriture
Les Sumériens utilisèrent pour leur écriture les matériaux qu’ils avaient à profusion dans cette région marécageuse, c’est-à-dire l’argile et le calame [9].
Cette écriture est apparue vers 3300 av. jc. Il s’agit de signes gravés avec la pointe d’un roseau sur des tablettes d’argile humides. Après séchage au soleil ou cuisson au four, ces tablettes deviennent très résistantes.
Au début, les signes sont de simples dessins ou pictogrammes [10] qui représentent les êtres et les biens [11]. Au fil du temps, les scribes simplifient ces signes et les réduisent à des symboles afin d’écrire plus vite. Ils ajoutent aussi des signes qui représentent des sons pour élargir leur vocabulaire.
Ils perfectionnent leur système numérique et ajoutent des symboles pour savoir s’il est question d’ânes, de poules ou d’épis...
Le commerçant veut-il faire savoir qu’il a des bœufs à vendre ? Il lui suffit de dessiner quelque chose qui y ressemble. Ainsi apparaissent les premiers pictogrammes, d’abord assez ressemblants, puis de plus en plus simplifiés.
Aux dessins maladroits de poissons, soleils et charrues s’associent ensuite des idéogrammes [12] comme le pied, pour désigner le déplacement. Petit à petit, ces dessins se simplifient à l’extrême au point de rendre difficilement reconnaissable la figure d’origine.
Du dessin à l’écriture
L’aventure de l’écriture débute, fort modestement, dans un pays appelé Mésopotamie. Baigné par deux grands fleuves, le Tigre [13] et l’Euphrate [14], l’espace géographique qui s’étend du golfe Persique [15] à Bagdad [16], l’actuelle capitale irakienne, abritait, entre le 6ème et le 1er millénaire av. jc, deux peuples rivaux : au sud, les Sumériens et, au nord, les Akkadiens [17], ancêtres communs aux Arabes et aux Hébreux.
Vers 3000 av. jc, en Mésopotamie, les traits deviennent anguleux, ce qui vaut à cette écriture le nom de cunéiforme [18]. Facilement identifiable, elle reproduit le bout triangulaire du calame utilisé par le scribe, qui ensuite trace un trait droit, gagnant un temps considérable. Mais du coup, les dessins perdent leur valeur figurative. Et pour aller plus vite, on passe de la lecture verticale à la lecture horizontale.
Les vestiges laissés par ces peuples hautement civilisés révèlent l’existence d’une société pastorale et agricole, particulièrement bien organisée. Les inscriptions gravées sur les quelques tablettes d’argile découvertes à Sumer, sur le site de l’antique cité d’Uruk, contiennent, effectivement, des listes méticuleuses de denrées et de têtes de bétail. Quoique primitives dans leur forme, ces tablettes n’en constituent pas moins de véritables registres de comptabilité, première tentative d’un peuple pour organiser son économie.
Les inscriptions sumériennes mises au jour ne sont rien d’autre que des dessins stylisés, qui représentent ou symbolisent l’objet, l’animal ou l’être humain que l’on veut désigner.
Par la simple combinaison de plusieurs de ces symboles, leur auteur peut aussi traduire une idée : il en est ainsi de l’oiseau qui, accompagné du dessin de l’œuf, évoque la natalité.
Tout au long des siècles, ces croquis connaissent de notables transformations, en liaison directe avec l’usage des instruments de tracés.
De cette combinaison de plus en plus savante de pictogrammes et de symboles phonétique est issue l’écriture des Sumériens.
Ce système que l’on peut dater de 3300 environ avant jc n’a, toutefois, qu’une unique fonction de mémorisation. Il ne permet pas, en tout cas, de restituer un langage, faute de contenir l’articulation nécessaire à la composition d’une phrase.
Notons que l’écriture cunéiforme, sur tablettes d’argile, a été utilisée dans les relations diplomatiques au Moyen-Orient jusque vers l’an 1000 av. jc. Elle est demeurée en usage jusqu’au 1er siècle de notre ère dans les temples de Babylonie [19].
L’idée surgit, simple et révolutionnaire : il suffit d’attribuer au signe représentant un chat, le son « cha ». Et le tour est joué ! La naissance de l’écriture phonétique permet d’élargir considérablement la famille des mots transposables à l’écrit, en particulier en ouvrant la voie aux notions abstraites.
Une étape importante va être franchie, à Sumer, 3 siècles après, par l’introduction de la phonétique : les caractères ne renvoient plus, désormais, aux objets ou aux êtres vivants mais aux sons de la langue parlée, selon le principe du rébus.
Les archives commerciales peuvent désormais cohabiter avec les hymnes religieux, les annales historiques et les récits légendaires, en un mot avec la littérature.
La phonétique va connaître, à son tour, au sein du système cunéiforme, une évolution complexe que l’état actuel des découvertes archéologiques ne permet pas d’appréhender totalement. Mais il n’en demeure pas moins que l’écriture, en tant que mode de transmission de la pensée et des idées, a pris forme en Mésopotamie et y a connu, grâce à la grande flexibilité du cunéiforme, un large rayonnement, au point de transcrire des langages radicalement différents de celui des Sumériens.
Le premier héros connu s’appelle Gilgamesh : son épopée, retranscrite 2.600 ans av. jc par des scribes sumériens, compose le premier récit imaginaire connu, célèbre notamment pour son épisode du déluge, bien plus ancien que celui de la Bible. Plus récent, le code d’Hammourabi [20] datant de 1700 av. jc est le premier recueil de lois.
Les Akkadiens, qui ont finalement étendu leur domination à l’ensemble de la Mésopotamie à partir de l’an 2000 avant jc, l’adoptèrent. Il fut aussi, à partir de 1760 av. jc, l’écriture du royaume de Babylone puis, plus tard, de celui de l’Assyrie [21].
La civilisation élamite [22], qui s’édifia à l’est de la Mésopotamie, autour de la cité de Suse [23], sur le territoire de l’actuel Iran, emprunta, à son tour, les signes cunéiformes qui y connurent une évolution propre.
Jusqu’aux Hittites [24], habitants du vaste plateau anatolien dont la langue indo-européenne, pourtant fort éloignée des langues sémitiques de la région mésopotamienne, surent également utiliser le système cunéiforme. Ils en firent une écriture officielle que les scribes utilisèrent afin de transcrire toutes les langues de l’Empire.
Tandis que l’écriture sumérienne va gagner la majeure partie de l’Asie occidentale, simultanément, l’Égypte développe un système original.
A cette époque, dans la vallée du Nil, d’autres scribes [25] s’activent également à retranscrire lois et contrats depuis le 3ème millénaire av. jc. Cette pratique de l’écriture est devenue un art non seulement à cause de la beauté des textes, mais aussi de sa complexité.
Le hiéroglyphe [26] est en effet sacré puisqu’il a été offert par le dieu Thot, aux hommes pour les aider à s’approprier le monde.
Nous sommes ainsi en présence d’un système parfaitement élaboré, d’une véritable écriture qui, contrairement au cunéiforme, fut capable, dès son apparition, de transcrire aussi bien des précis de médecine ou de droit, que des prières, des légendes, des faits historiques et toutes formes de littérature. Certains reliefs et peintures ornant les tombes contiennent aussi des textes relatant les propos tenus par les personnages.
Par leur profusion, la grande précision des informations qu’ils contiennent et leur valeur artistique indiscutable, les hiéroglyphes sont un témoignage sur la brillante civilisation de l’Égypte pharaonique. Malgré sa remarquable inventivité, l’écriture des Égyptiens n’est, cependant, qu’une esquisse de ce qui deviendra l’écriture moderne. Le passage décisif va s’opérer par la naissance de l’alphabet.
Pendant que le Moyen Empire égyptien s’installe à l’ombre des pyramides, les Chinois ne chôment pas et mettent au point l’écriture qui est encore la leur aujourd’hui.
D’après la tradition, ce serait le ministre Cang Jie qui, vers 2700 av. jc, aurait fait trembler les dieux de rage lorsque, avec ses quatre yeux, il observa les traces des pattes des oiseaux pour faire les caractères d’écriture. Les premiers caractères s’inspirent en effet de la forme des réalités à décrire avant de se styliser ou de former des idéogrammes. Ainsi, il suffit d’associer le signe de l’eau à celui des cheveux pour faire naître l’idée de se laver les cheveux. On part également du son lui-même auquel on ajoute une « clé » pour éviter les confusions entre homophones. On arrive ainsi à former près de 55.000 signes ! Heureusement, « seulement » 3000 sont nécessaires dans la vie courante.
Fait remarquable, l’écriture chinoise, à la différence des écritures occidentales, a très peu varié depuis ses origines. Mais la transcription d’une pensée de plus en plus élaborée a nécessité au fil des siècles un nombre croissant de caractères distincts.
Malgré les efforts de Li Si , ministre du Premier Empereur Shi Huangdi, pour codifier et stabiliser l’écriture, le nombre de caractères est passé d’environ 3000 à plus de 50.000 aujourd’hui. Toutefois, il suffit d’en connaître 2.000 à 6.000 pour arriver à un très bon niveau de lecture.
C’est la maîtrise même de ces traits qui a permis le développement de l’art de la calligraphie, facilité par l’invention du papier au début de notre ère. Notons que le Japon et la Corée s’inspirèrent de leur grand voisin pour mettre au point leur propre écriture.
L’écriture maya [27] aurait été créée à partir de celle des Olmèques [28] vers 300 av. jc. Victime de la fureur des conquistadors [29] puis des missionnaires, seuls quatre codex mayas ont échappé aux flammes et nous sont parvenus. On y découvre toute la complexité de cette écriture basée sur l’utilisation de près d’un millier de glyphes [30] représentant soit le mot lui-même, soit une syllabe. Devant loger dans des carrés, ces glyphes sont plus ou moins élaborés, passant de la stylisation à la figure entière d’un personnage, représentant lui-même une idée. Le scribe peut également choisir de ne reproduire qu’un détail, par exemple une patte pour représenter la sauterelle entière. Ou encore de mettre le lecteur face à une sorte de rébus pour l’obliger à relier les sons. A moins qu’il ne préfère se baser simplement sur les syllabes.