À Athènes [1], vers 400 av. jc, Platon disait déjà que les Grecs sont comme des grenouilles autour d’une mare. Il ne pouvait pas mieux décrire le monde romain qui allait lui succéder 4 siècles plus tard. C’est Pompée le Grand qui en jette les bases en 67 av. jc lorsqu’il met un terme à la piraterie en Méditerranée .
Une fois la Méditerranée pacifiée et tous ses rivages soumis à l’autorité de Rome, les Romains eux-mêmes l’appellent avec fierté Mare Nostrum [2]. Sillonnée par des milliers de bateaux marchands, elle fait la force et l’unité de l’empire romain, au moins autant que les légions, sinon plus.
Les échanges commerciaux sont surtout centrés sur l’approvisionnement de Rome dont il s’agit surtout de nourrir la plèbe [3] grâce aux importations de blé d’Égypte et d’Afrique [4]. Ils s’étendent aussi aux produits de luxe et engendrent des fortunes immenses.
Les navires antiques étaient habituellement rattachés à une cité.
Il est difficile de donner des chiffres précis, mais on estime qu’entre 1000 et 2000 navires de commerce approvisionnaient Rome en denrées diverses. Le nombre total de navires d’une certaine taille qui sillonnaient la mer Méditerranée, la mer Rouge [5] et l’Océan Indien [6] a donc dû être de plusieurs milliers.
Entre 300 av. jc et 300, la taille des navires a augmenté d’environ 20-40 tonnes à 600-1200 tonnes.
Le plus grand navire de transport connu dans l’Antiquité le “Syracusia” fut construit par Hiéron de Syracuse avec l’assistance d’Archimède et avoisinait sans doute les 2000 tonnes de charge, mais on pense qu’il était surdimensionné et qu’il n’a fait qu’un seul voyage de Syracuse [7] à Alexandrie [8] pour y être offert à Ptolémée III vers 250 av jc.
Les plus petits navires de commerce, comme l’épave retrouvée dans les années 1960 près de Kyrénia [9], ne mesuraient pas plus de 14 mètres de longueur et 4,5 mètres de largeur, ce qui est comparable à un voilier de plaisance moderne.
L’épave dite de La Madrague de Giens [10], retrouvée dans les années 1960 près de Giens, mesuraient 40 x 9 mètres avec un tirant d’eau estimé à 3,5 mètres. On estime sa taille à environ 375 tonnes de charge, ce qui pourrait correspondre à un chargement d’environ 8000 amphores. Ce navire fait déjà partie des gros navires de l’Antiquité. “L’Hermapollon” est le navire de commerce qui est mentionné sur le papyrus dit de Muziris [11], retrouvé en 1985. Il est l’un des rares contrats de transport maritime qui nous soit parvenus.
Ce papyrus contient une liste de marchandises transportées en provenance de l’Inde : 544 tonnes de poivre, 76 tonnes de malabathron [12], 3 tonnes de défenses d’éléphant et 500 kg de fragments d’ivoire, 2 tonnes de carapaces de tortues et 80 boites d’huile de nard du Gange [13], soit un total autour de 625 tonnes.
La valeur de ce chargement est de 9,2 millions de sesterces romains, soit autour de 100 millions d’euros actuels. Pas à la portée de n’importe quel marchand. Mais, pour refroidir un peu les ardeurs, on prête souvent à Platon ou à Aristote la phrase suivante : Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer.
Tacite nous informe qu’au 1er siècle, le salaire annuel d’un ouvrier ou d’un légionnaire plutôt mal payé, est de 1000 sesterces par an.
Pline l’Ancien nous dit vers 77 : Il n’y a pas d’année où l’Inde n’enlève à l’empire romain moins de 50 millions de sesterces ; elle nous expédie en retour des marchandises qui se vendent chez nous au centuple.
Pline l’Ancien rapporte également que « la mer de l’Arabie [14] est encore plus heureuse ; c’est elle, en effet, qui fournit les perles ; 100 millions de sesterces, au calcul le plus bas, sont annuellement enlevés à notre empire par l’Inde, la Sérique [15], et la presqu’île Arabique.
La plus grande partie du prix de vente à Rome va donc dans la poche du marchand et des intermédiaires. Le commerce maritime international était certes risqué à cause des pirates, des tempêtes, etc. Mais les bénéfices potentiels étaient à la hauteur.
Pour comprendre les routes de navigation antiques, il faut s’intéresser aux vents en supposant que ces derniers n’ont pas notablement changé depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. La direction du vent dominant est de nord-ouest presque partout en Méditerranée.
De plus, un vent de direction constante est requis pour naviguer sur de longues distances. Ceci est le cas typiquement entre la Sicile [16] et Alexandrie en été, mais d’autres directions de vents dominants peuvent exister localement : vent du nord en Mer Égée [17] (le Meltem), vents du nord et du nord-est en Mer Noire [18], vent d’est en Algérie.
Pour faire le voyage d’Alexandrie à Rome, il faut utiliser les brises thermiques qui soufflent l’après-midi du large vers la terre. Ces vents se ressentent à quelques milles nautiques de la côte et soufflent plus ou moins perpendiculairement à la côte, mais ils peuvent souffler à 45°, voire parallèlement à la côte.
Il faut donc procéder à une navigation côtière le long du Levant et du sud de la Turquie, puis passer à Rhodes [19] et faire la traversée de la Mer Égée avant de contourner le Péloponnèse [20] pour rejoindre le détroit de Messine [21].
Pour le retour de Rome vers Alexandrie, on pouvait se permettre une navigation hauturière en ligne directe à partir de la Sicile en se laissant porter simplement par le vent dominant.
Le voyage vers Rome est donc beaucoup plus long que le retour vers Alexandrie, puisque non seulement le trajet est plus long, mais il nécessite aussi des attentes de vents favorables dans les ports : le premier prenait 1 à 2 mois, alors que le second ne prenait qu’une à 2 semaines.
La bonne saison pour la navigation en Méditerranée démarrait début avril et se terminait fin octobre. Les navires qui avaient hiverné à Alexandrie avaient donc intérêt à partir dès que possible en Avril avec leur cargaison de blé tout juste moissonné, en longeant les côtes vers Rome. Ils pouvaient espérer y arriver en Juin pour décharger et pour reprendre la mer vers Alexandrie en profitant des vents d’ouest afin de faire un deuxième aller-retour avant la fin Octobre.
En navigation côtière, les marins préféraient évidemment les abris avec des amers-à-terre clairs et beaucoup d’abris étaient requis, puisque les marins longeant les côtes utilisaient des abris sûrs pour la nuit et pour échapper au mauvais temps.
Même si un navire pouvait parcourir 50 à 100 milles nautiques (90 à 185 km) en une journée, il était important de connaître un abri accessible à tout moment en deux à trois heures de navigation, soit environ 10 milles nautiques, pour chercher refuge en cas de tempête se préparant à l’horizon. Avec un périmètre d’environ 25 000 milles nautiques, la Mer Méditerranée devrait offrir au moins 2500 abris le long de ses côtes et l’inventaire le plus détaillé à ce jour en recense en effet plusieurs milliers.
Un havre est un endroit où les navires s’abritent. Le concept d’abri doit inclure les mouillages, les échouages sur la plage et les ports comprenant des structures telles que chenaux d’accès, brise-lames, jetées, débarcadères, quais, entrepôts pour le stockage des marchandises et du matériel, cales de halage et loges à bateaux.
Les villae maritimae sont dignes d’intérêt aussi car leur production était souvent exportée par voie maritime. Les marins venant du large pouvaient également atteindre certains ports fluviaux situés sur les grands fleuves comme le Danube [22] et le Nil.
Avec l’augmentation de la taille et du poids des navires, l’échouage devint de plus en plus difficile, voire impossible, et on lui préféra des mouillages sûrs. Trop lourds pour être halés sur la plage, les navires de commerce recherchaient donc les criques abritées et les estuaires, avec si possible un débarcadère.
Le port maritime de Rome, situé à Ostie [23] à l’embouchure du Tibre [24], avait un accès difficile à cause d’une barre sableuse dans l’estuaire. Les besoins en blé ne cessaient d’augmenter et l’empereur Claude décida donc vers 42 de construire un nouveau port de grandes dimensions.
Les estuaires ont généralement tendance à s’ensabler et les fleuves charrient la plus grande partie des sédiments alimentant les plages, ce qui explique que certains ports antiques soient aujourd’hui loin de la mer [25] ou se soient simplement remplis de sable [26] ;
Dans certaines grandes villes le vieux port a été remblayé pour créer un nouveau front de mer [27].
Les plages sont soumises à la sédimentation et à l’érosion sous l’action de la houle et cette dernière explique que des ports antiques aient été perdus en mer [28].
Pour rentabiliser au mieux leur voyage de retour vers Alexandrie ou l’Afrique, les armateurs faisaient en sorte de charger des marchandises à Rome. Parmi celles-ci, on pouvait trouver des textiles, des verreries ou des tuiles, voire de la pouzzolane qui servait à fabriquer le béton hydraulique que les archéologues ont retrouvé à Caesarea Maritima [29].
Mais on se doute bien que la balance commerciale n’était pas équilibrée et que l’État devait payer ses achats avec l’or et l’argent extraits de ses nombreuses mines en Espagne, Dalmatie [30] et Dacie [31].
Dans ces échanges commerciaux, la confiance était - et est aujourd’hui encore nécessaire, raison pour laquelle des contacts se nouaient entre les marchands et des routes de navigation se pérennisaient. Pour être un professionnel, le marchand devait se spécialiser dans un type de marchandise, certaines cités, certains contacts commerciaux et certaines routes maritimes.
Les nœuds de chaque réseau pouvaient être les grands centres de commerce inter-régionaux [32] ou bien des centres régionaux plus modestes, voire des ports locaux.
Le commerce maritime est une discipline assez complexe et on pourrait commencer par faire une distinction très utile entre la navigation côtière menant à une succession de petits ports [33], et la navigation hauturière menant directement d’un grand port à un autre. Ces derniers, les hubs ou emporions, redistribuent les marchandises vers les petits ports en utilisant la navigation côtière.
La navigation hauturière est généralement effectuée par des navires de plus grande taille que ceux utilisés pour la navigation côtière. On pourrait donc dire que des réseaux de transport plus fins sont imbriqués dans un réseau à mailles plus larges.
Le commerce inter-régional était organisé par l’État pour les besoins de Rome et de son armée [34], mais aussi par des marchands indépendants de certaines cités [35] ayant des liens commerciaux avec d’autres cités.
Il fallait donc avoir les reins solides pour se lancer dans le commerce maritime inter-régional. Pour les marchands ordinaires, les questions de financement et d’assurance étaient vitales. Ce que nous savons aujourd’hui de ces aspects est en grande partie déduit des plaidoiries de * desquelles on comprend qu’il existait un système de prêt à la grosse aventure qui a d’ailleurs longtemps perduré en Europe [36].
Le prêteur était à la fois banquier et assureur : si le navire ne revenait pas de son voyage, le prêteur perdait sa mise, mais si le navire revenait, le prêt devait être remboursé dans les plus brefs délais avec un intérêt de l’ordre de 20 à 30% selon les risques du voyage. En cas de problème, le prêteur pouvait saisir le navire et/ou sa cargaison. Ces prêts étaient indépendants de la durée de l’emprunt mais étaient supposés avoir une durée de l’ordre d’une année, ce qui était le temps nécessaire pour un aller-retour en Inde en passant par Alexandrie et la mer Rouge.
Alexandrie était le plus grand emporion [37] du monde selon Strabon. La ville n’exportait pas seulement du blé, mais aussi des marchandises venues de la mer Rouge, l’Afrique de l’est et l’Inde. Certaines marchandises comme les soieries et les parfums étaient retravaillées et transformées à Alexandrie, leur apportant ainsi une grande plus-value, avant d’être exportées vers Rome.
Alexandrie était donc bien un nœud majeur dans le réseau commercial de Rome. Deux autres ports majeurs peuvent être cités : Gades [38] pour les sauces de poisson, le poisson salé et l’huile d’olive, ainsi que Carthage pour le blé et l’huile d’olive.
Un système de réseaux imbriqués les uns dans les autres pourrait ainsi être détaillé à l’infini du fait que chaque hub régional a son propre réseau commercial avec son arrière-pays et avec ses ports-satellites les plus proches, un peu comme une fractale reproduit le même schéma à toutes les échelles.